J’ai récemment regardé Jules et Jim de Truffaut (1962). J’attendais avec impatience et curiosité de voir ce classique, cité à tout va quand il s’agit de parler des relations en dehors de la monogamie, et en particulier de trio amoureux. Quelle ne fut pas ma surprise devant ce film qui s’est révélé être très éloigné de ce que je m’attendais à voir, et que j’ai détesté.
Vision fantasmée, symbole inapproprié
Échappés de leur film, Jules et Jim semblent être devenus des figures de la culture populaire, dans laquelle ils sont un symbole de l’amour libre. Que ce soit au détour d’une conversation sur le sujet ou dans des articles de presse, on a fait de Jules et Jim des représentants de la liberté amoureuse, d’une certaine idée des années soixante et de la marginalité. Ainsi, pour parler des cafés polyamoureux, un article titre : « On a rencontré les Jules et Jim des temps modernes » (1). Elle cite le film dans : « 7 films qui prouvent que l’amour à trois, c’est possible » (2). Toujours chez Elle (Québec cette fois-ci), un test sur le polyamour peut donner comme résultat : « Jules et Jim, c’est le scénario de votre vie. La monogamie, très peu pour vous. Vous aimez aimer et il est hors de question de vous limiter. Vous passez donc votre vie à gérer votre jalousie et celle de vos partenaires » (quelle vision du polyamour !). Cela passe aussi par des captures d’écran volontiers utilisées comme illustrations, on en trouve par exemple une légendée ainsi dans un article du Nouvel Obs : « Jules et Jim, le film de François Truffaut avec Jeanne Moreau. Un hommage au polyamour. » Je pourrais continuer une longue liste sur ce mode. On retrouve souvent l’expression « véritable hymne à l’amour libre », ces mots exacts répétés dès qu’il s’agit de parler du film. À part un article de Slate, partout, on semble envisager Jules et Jim comme concept décorrélé de l’œuvre : personne n’a vu le film – ou alors, personne ne l’a compris – mais tout le monde en a une image idéalisée.
Du coup, qu’est-ce qui se passe exactement dans Jules et Jim ? Jules et Jim vivent à Paris, ils deviennent amis et ont de multiples amantes. Quand ils rencontrent Catherine, Jules déclare à Jim : « Pas celle-ci », après un mois à la voir constamment, et avant de l’inviter à passer une première soirée avec eux. Ils se fréquentent ensuite tous les trois, en vacances et à Paris. Quelques temps plus tard, Jules rentre en Autriche dont il est originaire et s’y marie avec Catherine, puis c’est la guerre. Lorsqu’elle prend fin, Jim vient rendre visite à Jules et Catherine. Leur couple ne fonctionne plus, elle avait pris des amants pendant la guerre et a disparu il y a quelques mois avant de revenir, surtout parce que sa fille lui manquait. Jules encourage Jim à commencer une relation avec Catherine (« si vous l’aimez, cessez de penser que je suis un obstacle »), accepte la situation sans en être heureux pour autant, et promet qu’il continuera d’aimer Catherine. Ils vivent un temps court ensemble, tous les trois plus Albert, ami de Jules et Jim et autre amant de Catherine, qu’il souhaitait épouser, mais qu’elle n’aime pas. Jim doit retourner en France pour un temps et sa relation avec Catherine se détériore, la distance et les problèmes de communication qui vont avec contribuant à compliquer le tout. Leur relation prend fin, et le jour où Jim annonce à Catherine qu’il va épouser Gilberte, avec qui il espère avoir des enfants (qu’il n’a pas réussi à avoir avec elle), elle sort un pistolet et menace de le tuer ; il s’enfuit. Quelques mois plus tard, Jim qui la croise par hasard au cinéma avec Jules accepte de faire un tour en voiture avec elle. Elle conduit et en souriant, les précipite tous deux dans le vide devant les yeux de Jules, témoin de la scène.
Certes, les mœurs représentées dans le film sont plus libres que celles de la société française de 1962, l’année où il paraît, qu’il s’agisse de la façon dont Jim gère ses amours multiples, de l’attitude de Catherine, qui n’hésite pas à vivre sa liberté sexuelle, ou encore de Jules, qui accepte la liberté de sa femme quoique ce ne soit pas la situation dont il ait rêvé. Dans cette perspective, on peut comprendre que le film ait marqué les esprits sur ces sujets, mais une mise à jour serait sérieusement nécessaire. Les moments où ils sont heureux tous les trois sont finalement très rares et à aucun moment il n’est véritablement question « d’amour à trois » dans Jules et Jim : ce sont simplement deux amis qui aiment la même femme et qui tolèrent la situation (sans joie pour Jules, avec jalousie pour Jim la seule fois où Catherine passe à nouveau un moment de gaieté en tête à tête avec Jules). Entre eux rien d’autre que de l’amitié, et on ne peut pas non plus dire qu’ils forment vraiment un ménage ensemble : Jim ne fait que séjourner brièvement chez Jules et Catherine. Rien d’idyllique dans ce que Truffaut nous montre, tout tourne rapidement au malaise, puis à la tragédie, avec cette fin particulièrement affreuse. Truffaut aurait d’ailleurs déclaré : « Jules et Jim est un hymne à la vie et à la mort, une démonstration par la joie et la tristesse de l’impossibilité de toute combinaison amoureuse en dehors du couple ». Pas la tristesse de la difficulté, non : de l’impossibilité. Il est grand temps que ce film qui se veut une démonstration qu’hors de la monogamie, point de salut, cesse d’être un porte-drapeau pour la liberté amoureuse, car il en est un bien mauvais représentant. Jules et Jim s’inscrit ainsi dans la lignée des nombreux films qui traitent les sexualités marginales par le prisme d’histoires où les héros et héroïnes déviantes finissent toujours par payer leurs écarts d’avec la norme.
Monogamie et mysogynie
Examinons maintenant d’un peu plus près le contenu du film quant à la question de l’amour libre. Jules et Jim ont une vie effectivement libérée avant de rencontrer Catherine, mais les femmes, bien qu’elles soient en général nommées, semblent être des objets interchangeables : on les voit passer à l’écran quelques temps puis disparaître. Jules parle ainsi d’un « arrivage de filles », et ce rapport aux femmes est flagrant quand, plus tard, lors du retour de Jim à Paris, quelqu’un lui présente Denise comme « une belle chose, un bel objet », « le sexe à l’état pur ». Mais si les femmes sont des objets, le désir de trouver son objet à soi semble bien présent. En sous-texte, on comprend qu’ils adhèrent tous deux à l’idée que quand ils auront trouvé la femme qu’ils veulent épouser, ils fonderont un foyer et auront désormais une vie stable. C’est d’ailleurs ce que tente Jules quand il élit Catherine comme un objet à part (« Pas celle-là, Jim ») : la femme épousable. Cette démarcation de Catherine d’avec les autres objets féminins est annoncée par l’épisode de la statue dont leur ami Albert leur montre une diapositive : un visage de femme dont « le sourire tranquille […] les saisit » au point qu’ils vont voyager jusqu’à une île dans l’Adriatique pour voir l’originale. Ils passent une heure avec la statue. Cet épisode se produit peu avant leur rencontre avec Catherine qui « avait le sourire de la statue de l’île » . « Catherine n’est pas spécialement belle, ni intelligente, ni sincère, mais c’est une vraie femme », déclare plus tard Jules. Son destin sera d’être fétichisée par les trois hommes comme la statue à laquelle Albert, Jules et Jim déclarent qu’elle ressemble. Peut-être est-ce ce qu’il faut voir d’ailleurs dans cette comparaison : la statue comme l’idéal de la Femme – une beauté mystérieuse mais inerte – à laquelle Catherine, malgré sa ressemblance supposée, ne cessera de faire défaut, d’où le tournant tragique du film.
Dans Jules et Jim, le personnage de Catherine ayant à charge de représenter le Féminin avec un f majuscule est donc condamné à n’être qu’un cliché. Femme passionnée donc femme folle, ou tout au moins, irrationnelle. La voix off ne donne pas accès à l’intériorité de Catherine, sans doute hors de portée de l’imagination des hommes qui ont produit le texte d’origine et le film, et ne fait que décrire factuellement ce qui la concerne : Catherine est femme, donc Autre. Femme-enfant imprévisible qui se travestit, saute dans la Seine, et dont le passé n’est réduit qu’à des anecdotes fantasques, des déclarations du type : « à 15 ans j’étais amoureuse de Napoléon » (un tableau qui n’est pas sans rappeler à posteriori le trope de la manic pixie dream girl). Femme capricieuse enfin, qui impulse les mouvements, les départs en vacances et les retours, prend les décisions, fait et défait les histoires d’amour, quand les deux hommes, eux, ne cessent de l’aimer. Capricieuse jusqu’à la perversité : « Jules, regarde-nous bien », demande-t-elle avant d’entraîner en souriant Jim dans la mort.
Catherine, la grande absente du titre, est celle par qui l’amour et la mort arrivent et toute la part de tragédie que contient le film est présentée comme étant sa responsabilité. À Jules qui vient de lui demander son avis sur son envie d’épouser Catherine, Jim répond : « est-elle faite pour avoir un mari et des enfants ? Je ne crains qu’elle ne soit jamais heureuse sur cette Terre. Elle est une apparition pour tous, peut-être pas une femme pour soi tout seul. » – apparaît là l’idée que l’impossibilité de la monogamie est inscrite dans l’essence même de Catherine. Sans elle, en effet, la monogamie aurait été envisageable : Jules ne souhaitait que cela, et le narrateur nous dit que Jim, après l’avoir embrassé pour la première fois « se releva enchainé, les autres femmes n’existaient plus pour lui ». Mais voilà, dans la dichotomie mère ou putain, Catherine est clairement du côté de la pute – « J’ai connu beaucoup d’hommes » dit-elle à Jules avant d’accepter la demande en mariage ; et n’abandonne-t-elle pas un temps sa fille pour aller rejoindre un amant ? Tout un vocabulaire de dangerosité est utilisé autour de Catherine. « Une menace planait sur la maison », une menace sur la famille nucléaire bourgeoise quand une mère se refuse à ne vivre que dans et pour ce cadre étriqué. Catherine est également trop curieuse pour être honnête, c’est un thème qui revient plusieurs fois et qui prend tout son sens lors de la dernière conversation qu’elle a avec Jim, lorsque celui-ci évoque l’image d’une femme curieuse qui se donne au premier venu ; il lui dit alors que lui peut brider sa curiosité, mais ne pense pas qu’elle en soit capable, faisant ainsi écho à Jules qui affirmait plus tôt : « la maxime de Catherine est que dans un couple, il faut que l’un des deux au moins soit fidèle ». Tous deux regrettent cet état de fait, regrettent de ne pouvoir vraiment posséder Catherine. Ainsi « Jim ne pouvait admirer sans réserve Catherine que seul, en société, elle devenait pour lui relative » : une volonté d’isoler l’objet pour ne pas voir la personne vivante en interaction avec le monde. C’est d’ailleurs le soulagement qui domine Jules après sa mort : il « n’aurait plus cette peur qu’il avait depuis le début, […] que Catherine le trompe ». Mort de celle qui a « voulu inventer l’amour » mais échoué, faute d’être assez « humble » ; fin de la menace pour l’ordre monogame patriarcal, ce brave homme pourra à nouveau dormir sur ses deux oreilles.
Ce film n’est en rien une ode à l’amour libre, mais une bromance, comme le titre le montre, ainsi que la voix off qui déclare dans les dernières minutes : « l’amitié de Jules et Jim n’avait pas eu d’équivalent en amour ». Dans ce cadre, Catherine est avant tout un objet que leur relation amicale leur permet de partager dans une certaine mesure. Dans Jules et Jim, la liberté amoureuse vaut mieux pour les hommes que pour les femmes. Cette liberté que Catherine souhaitait réaliser entièrement et que la construction du film tend à présenter comme indésirable lui sera inatteignable dans la vie comme dans la mort, puisque son souhait de voir ses cendres jetées dans le vent est rejeté, « ce n’était pas permis ». La norme comme mot de la FIN.
(1) https://www.lebonbon.fr/paris/societe/polyamour-cafe-paris-polyamoureux-amour/
(2) http://www.elle.fr/Loisirs/Cinema/Dossiers/trouple/1962-Jules-et-Jim-de-Francois-Truffaut
(3) http://www.ellequebec.com/societe/amour-et-sexe/article/etes-vous-douee-pour-le-polyamour