Le Daim ou la masculinité toxique à son paroxysme

Affiche du Daim, avec Dujardin de face dans un poste de télévision, portant chapeau et blouson en daim.

Le Daim, c’est le dernier film de Quentin Dupieux, sorti à l’été 2019, et que j’ai adoré. Je vais bien sûr spoiler allègrement, comme toujours, donc prenez vos responsabilités. J’ai décidé de faire un article hors-série, c’est-à-dire qui ne parle pas des représentations poly, pour plusieurs raisons :
– parler de masculinité toxique sur un blog autour du polyamour, c’est pas le sujet direct mais c’est pas complètement déconnant.
– ça fait longtemps que je n’ai pas eu envie d’écrire un article d’analyse de film, donc c’est l’occasion pour me remettre en selle (…ce qui reste compliqué, j’ai pris beaucoup de temps entre le début de la rédaction de cet article et la fin).
– je crushe sur Adèle Haenel depuis plusieurs années, et j’espère secrètement qu’elle lira un jour cet article, puis, qu’éblouie par ma fine analyse, elle se saisira de mon formulaire de contact.

De quoi ça parle, Le Daim ? Georges, en errance après que sa femme l’ait quitté, commence par s’acheter un manteau en daim, et repart en prime avec une caméra. Il va s’installer dans un petit hôtel de campagne, et commence à tourner un film centré sur son blouson ; il rencontre au passage Denise, serveuse dans le bar de l’hôtel, à qui il propose de monter son film. Tout dérape quand il formule « son rêve », et fait son possible pour le mettre en œuvre : être le seul possesseur de blouson au monde. Est-ce que c’est juste une histoire absurde ? Je ne crois pas.

La masculinité toxique, véritable héroïne du film

Si la masculinité toxique était un délire psychotique, ce serait le Daim. La masculinité toxique (les normes masculines de nos sociétés occidentales patriarcales qui ont des impacts négatifs pour la société, y compris sur les hommes eux-mêmes) est déjà le meilleur terreau qui soit pour favoriser les troubles narcissiques chez les hommes. On pourrait se contenter de voir Georges, le protagoniste, comme un personnage « fou », comme l’ont fait beaucoup de critiques, mais ce serait masquer le fait que la plupart de ses comportements viennent de ce qui est encouragé par la société quand on a été élevé en tant qu’homme. Tous les curseurs sont poussés à l’extrême, certes, mais ça n’empêche pas de s’interroger sur les curseurs en question. Ce que j’ai trouvé jubilatoire, au visionnage, c’est à quel point Dupieux et Dujardin sont justes dans ce qu’ils nous montrent de la masculinité toxique. Il y a quelque chose d’éblouissant à rendre aussi bien compte d’un phénomène, d’autant qu’il est intensifié grâce à la fiction, qui permet de « partir en live », de pousser la logique jusqu’au bout. Je vais donc décortiquer les comportements de Georges par le prisme de cette masculinité toxique, qui s’incarne pleinement dans la figure du narcissique.

C’est quoi, le narcissisme ?

Dujardin face au miroir : symbole du narcissisme, partie intégrante de la masculinité toxique.

Le film s’ouvre sur Georges, dans sa voiture, se triturant le veston en tweed, qu’il va bientôt aller jeter dans les toilettes d’une aire de service, toilettes qu’il bouche au passage sans le moindre état d’âme. Ce premier acte pose immédiatement une certaine impulsivité, et une absence de considération complète pour son environnement. Après moi l’inondation. On se doute que dans sa vie, ce n’est pas lui qui nettoie les chiottes.

L’image qu’on a du narcissique, c’est en général celle de quelqu’un qui se pense parfait, au-dessus de tout le monde, avec l’idée qu’il n’a donc pas à suivre les mêmes règles que les autres. Quelqu’un qui se met en avant en permanence tout en performant la force. Mais le narcissisme (on entre dans de la théorie psy), ce serait en fait surtout le signe d’un égo très fragile, et cette fragilité doit être masquée à tout prix, auprès de soi comme du monde extérieur, car elle est telle que la moindre faille risquerait de causer un effondrement intérieur. Il faut donc, comme prévention, bâtir un rempart, une armure étanche (une « coquille », dirait peut-être Denise, la serveuse-monteuse incarnée par Adèle Haenel ?). Cette nécessité de se défendre contre autrui en permanence est bien illustrée dans les interactions de Georges avec son environnement : tout parle toujours de lui (lors de sa première rencontre avec Denis, qui discute avec une autre femme au bar, il leur demande si elles parlent de son style), y compris et surtout les regards, et tout est critique potentielle. Georges vit dans un monde dont il est le centre. Le besoin d’avoir une image de lui parfaite l’amène à une impossibilité de se regarder réellement en face, au-delà du jeu d’images, de parler de lui, et même plus, de penser ses émotions, ce qui amène nécessairement au déni et au mensonge, deux faces de la même pièce et composants essentiels du narcissisme.

déni / mensonge

Georges est en fuite : fuir, c’est refuser la confrontation, refuser de (se) voir en face. Fuir, c’est aussi un acte pas très viril, dans la représentation commune. Alors il faut masquer cette fuite, sous n’importe quel prétexte. Georges est un équilibriste qui s’appuie sur tous les objets, tous les alibis possibles pour se bâtir une autre histoire que celle d’un cinquantenaire paumé qui vient de se faire quitter par sa femme, non seulement aux yeux du monde, mais d’abord aux siens propres. Le déni le protège d’une réalité insupportable, où il n’est ni aimé, ni en contrôle. C’est un des mécanismes essentiels du narcissisme.

Georges ment beaucoup, tout au long du film, on pourrait même dire que c’est sa communication de base. Mais cette mythomanie n’est que l’autre versant de la pièce. Le déni alimente les mensonges, qui deviennent souvent crédibles à ses propres yeux : il a une facilité déconcertante à s’auto-convaincre. S’il a une caméra, qui lui est tombée dans les mains par pur hasard, c’est donc qu’il fait du cinéma. Et pas n’importe quel cinéma, s’il est réalisateur, c’est forcément de quelque chose de grandiose (ce pourquoi il s’énerve quand une travailleuse du sexe locale suggère qu’il tourne du porno).

Enfin, cette capacité au déni contribue à le rendre imperméable face à l’idée des conséquences de ses actes : il n’a jamais l’air inquiet, il n’y pense probablement pas, tout simplement. Ce sentiment d’impunité est directement lié à la vision grandiose qu’il a visiblement de lui-même – vision rendue possible par la capacité à nier tout ce qui viendrait la contredire.

violence / grandeur

Dès les premières images, il y a quelque chose d’inquiétant chez Georges. On sent la violence qui pourrait surgir à tout moment malgré la voix affable, à travers la tension dans sa mâchoire, ses petits mouvements de la bouche, comme s’il remâchait une contrariété. Cette violence en puissance se déploiera plus tard dans le film, verbalement et physiquement, prenant progressivement de plus en plus de place.

Georges est violent parce que toute remise en question de l’image de grandeur qu’il s’est constitué est insupportable, et que tout risque de critique, toute opposition, tout regard insistant, va être interprété comme tel. Soutenir le regard d’un Homme™, c’est lui déclarer la guerre, c’est faire affront à sa masculinité. C’est d’ailleurs inacceptable y compris quand ça vient d’un ado pâle et chétif : la violence est une solution qui paraît parfaitement normale à Georges, quand il s’agit de faire respecter sa virilité, on peut même dire qu’elle vient la renforcer. Son besoin de contrôle, au service duquel est sa violence, s’incarne in fine dans le délire associé à son blouson : être le seul à en posséder un, quelle preuve plus flagrante de son statut d’exceptionnalité pourrait-il demander au monde ?

Auto-érotisme et virilité

Dujardin remet la caméra à Haenel.

Le Daim, titre du film, fait donc référence au blouson en daim que Georges se procure après avoir jeté sa veste en tweed, en lâchant pour cela une belle somme d’argent (ce qui conduira à ce qu’il n’ait plus accès au compte commun qu’il partageait avec son ex). Il y a une symbolique évidente : il chercher à retrouver une virilité archétypale en s’habillant d’animal mort, pour tenter de réparer la blessure du rejet causée par son ex femme. Les femmes, dans le système hétérosexiste, ne sont pas valorisées en elles-mêmes, mais parce que, objectifiées, elles servent de valorisation pour les hommes qui les « possèdent ». Autre pendant de ce système : quand on est un homme, on érotise surtout pas les corps d’autres hommes, ce qui a un impact sur les possibilités de s’auto-érotiser (spoiler : c’est compliqué). Le blouson en daim, avec lequel Georges se trouve « un style de malade » devient un palliatif, ersatz de sa femme perdue qui lui sert à se revaloriser (le blouson, au moins, ne risque pas de le contredire ni de le quitter). Par la suite, il s’admire avec à toutes les occasions, miroirs, vitre de sa voiture ou encore de boutiques. Une fois dans sa chambre d’hôtel avec le daim, George improvise des dialogues érotisés (« tu passes hyper bien à la caméra ») entre lui et ce blouson féminisé. Il maîtrise tout, pas de dérapage possible. Lors du premier échange, il affirme très explicitement que c’est lui qui contrôle, lui qui est le patron : « je suis ton nouveau propriétaire » (en écho à ce qu’il dira plus tard à Denise : « Ton patron ? Mais c’est moi ton patron ! »). Cet auto-érotisme masculin non assumé passe par la personnalisation de l’objet. Il lui faut un intermédiaire, une médiation.

Dans la masculinité toxique paroxystique, être valorisé par l’intermédiaire d’une femme ou de son équivalent blouson ne suffit plus – il faut tout le pouvoir, une fois pour toute. Georges s’engage alors dans un jeu fini : il gagnera quand il sera le seul homme valorisé, le maître suprême, sans concurrence. Une sorte de stratégie pour s’assurer que rien d’extérieur ne puisse plus être une menace qui viendrait mettre à jour la faille interne. C’est alors l’escalade qui commence, et dans une tentative d’avoir toujours plus de pouvoir, Georges vole des blousons, de manière de plus en plus violente, tandis qu’en parallèle continue son auto-érotisation, via ses achats de plus en plus de vêtements en daim, jusqu’à en être presque intégralement couvert, dans une jubilation exponentielle. Dans le langage au moins, il y a un lien entre cet érotisme et la violence, ainsi il qualifie son style de « tuerie », ou encore déclare en s’admirant que « ça bute ».

Dans la scène finale, Georges, extatique, vêtu de daim de la tête aux pieds, demande à Denise, avec une candeur enfantine : « regarde-moi, filme-moi, filme-moi ! ». La caméra, objet de pouvoir traditionnellement masculin, est remise dans les mains de la jeune femme, qui a symboliquement et concrètement pris du pouvoir sur le film. Du pouvoir conceptuel d’abord, ayant poussé Georges à filmer certaines scènes, et financier ensuite, puisqu’elle est désormais devenue productrice du film dont elle était déjà monteuse, en amenant l’argent dont Georges était dépourvu. Il y a chez Georges une jouissance à lâcher la caméra, un érotisme qui passe par l’extérieur, sans plus besoin de s’auto-érotiser, « tout seul », tout le temps : la caméra peut aussi remplir cette fonction, caresser cette image, et provoquer un lâcher-prise. Cet autre rapport à la masculinité a à peine le temps de s’esquisser que Georges est abattu, rattrapé par les conséquences de la violence commise plus tôt, et qui visait à protéger à tout prix son image.

Denise, victime ou complice de la masculinité toxique ?

Denise (Adèle Haenel), la caméra à la main.

Denise récupère le blouson sur le cadavre tout frais de Georges, et le revêt. Cette fin semble achever symboliquement son accès au pouvoir, qui a eu lieu progressivement dans la seconde partie du film. Plus tôt, elle avait mis Georges face à ses mensonges ridicules de façon si simple et pourtant confrontante, sans être menaçante, que, pour la première fois, il les avait reconnus (« oui, je suis tout seul », pas d’équipe ou de producteurs qui tiennent), signalant la perte de pouvoir, le lâcher-prise final avant la mort (mort inévitable, résolution cinématographique, mais au-delà, seule possibilité, sans doute, pour le système-Georges qui n’aurait probablement pas tenu sans imploser).

Denise, qu’on peut par moments envisager comme une victime de Georges (il lui ment, lui « emprunte » de l’argent qu’il ne pourra jamais rembourser, se montre autoritaire et parfois agressif…) n’est pourtant pas sans responsabilité dans la violence qui s’est déployée, et s’il y a quelque chose de jouissif à la voir finalement prendre le pouvoir et la caméra, je pense qu’il est possible d’accepter cet plaisir cinématographique, tout en renonçant à cette vieille idée essentialiste qu’elle en ferait quelque chose de plus lumineux parce que ce serait une femme. Passé l’enthousiasme plus naïf du début, Denise a en effet continué d’encourager le film de Georges, son délire, son narcissisme (elle lui offre de quoi compléter sa panoplie en daim), tout ce qui est constitutif de sa masculinité toxique donc, bien après qu’elle ait compris ce dont il retournait. Elle qui avait le désir de faire du cinéma mais pas les moyens de son ambition, semble trouver une voie d’accès vers celle-ci à travers le projet de Georges. Il y a quelque chose de non assumé dans cette ambition qui doit passer à travers un homme, et en même temps, on sait bien comme le privilège masculin ouvre aussi les portes du monde du cinéma (même si, en l’occurrence, Georges n’a pas le moindre réseau). Pour qu’une collaboration artistique avec Georges soit possible, quel choix Denise avait-elle sinon faire semblant de croire à ses mensonges, accepter de flatter son ego ? Refuser de jouer le jeu de la masculinité toxique sans avoir d’abord pu construire son propre pouvoir, c’est prendre le risque d’en subir directement la violence.

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