Je me suis trompée sur À trois, on y va, de Jérôme Bonnel, sorti en 2015, dont je croyais à tort connaître la trame : j’étais persuadée qu’il s’agissait d’un drame polyamoureux ou une des membres d’un trouple tombait malade. Que nenni ! Le film passe tout juste mes critères grâce à sa fin, mais la majorité du temps, il traite en fait de relations adultères et non de relations non-exclusives consenties. Le pitch ? Micha et Charlotte sont en couple de longue durée et viennent d’acheter une maison à Lille. Le couple a une amie, Mélodie, avec qui Charlotte entretient une relation adultère depuis plusieurs mois. Dès le début du film, Micha flirte avec Mélodie, et ils entament une relation adultère en parallèle à la première, seule Mélodie ayant toutes les cartes en main.
L’adultère, de l’impulsion à la confusion
Le film s’ouvre sur une situation de mauvaise communication : cela fait trois jours que Mélodie n’a pas de nouvelles de Charlotte et elle décide de se rendre chez elle, où elle trouve Micha, qui vient de rentrer de voyage et lui propose de rester diner avec eux. Tout de suite, les non-dits, la gêne. Une Charlotte qui, pendant un bref moment en tête à tête, ne répond pas aux questions de Mélodie (« tu me fuis ou quoi ? »), mais l’embrasse juste après. Des corps qui agissent sans la parole, cela résume une bonne partie des situations auxquelles nous allons être confronté·e·s dans ce film qui se déroule sous le régime de l’adultère. À l’intérieur de chacun des trois binômes, tout le monde semble prendre bien soin de ne surtout jamais communiquer clairement, bien que Micha fasse de timides tentatives à plusieurs reprises, avant tout parce qu’il se sent plus coupable que les deux autres. Le réalisateur nous montre les errances de Micha qui écrit puis efface ou modifie ses textos avant de les envoyer à Mélodie, comme ce sms « nous sommes condamnés à être raisonnable », qu’il remplacera par un message qui alimente la situation d’adultère. Cela donne à voir un personnage un peu lâche, qui s’empêtre dans ses contradictions, et si des trois il est celui qui tente le plus de communiquer, sa parole devient aussi un moyen de romanticiser les choses : « Hier soir me hante. Ton silence aussi ». Il tente d’ouvrir à plusieurs reprises la discussion avec Mélodie, mais c’est elle qui en face ne verbalise pas, sorte de miroir à ce qui se passe quand elle tente de parler avec Charlotte – certainement la moins claire des trois. Le reste du temps, il n’y a pas de communication sur le fond en dehors de verbalisations hasardeuses qui sonnent mal (« alors c’est que ça, il faut que je te fuies pour que tu me rattrapes »). Tout ne semble qu’enchaînement d’événements où rien n’est pensé. Si cela se prête bien aux situations vaudevillesques – seuls moments où Bonnel tient vraiment quelque chose – en revanche c’est un peu court pour permettre une évolution des personnages quant à la situation dans laquelle ielles se trouvent.
Pour ces personnages, le mensonge semble être un choix acceptable, ou du moins pas si terrible. Charlotte et Mélodie tiennent déjà ainsi depuis plus de cinq mois, et le film laisse penser que pour Charlotte, ce n’est pas la première histoire de ce genre (« moi qui n’ait jamais su être en entier à quelqu’un »). Lorsqu’ils se revoient pour la première fois après s’être embrassés, Mélodie introduit à Micha la possibilité du mensonge comme une chose à laquelle, finalement, on se fait : « toi qu’aimes pas le mensonge, moi j’y suis confrontée trois-quatre fois par jour. Au début je me faisais une idée tellement valeureuse de ce métier… » (elle est avocate). Et ce après lui avoir dit : « je crois qu’on se doit des excuses ni l’un ni l’autre », ce qui semble signifier que d’après elle, ils n’ont rien à se reprocher. Il y a quelque chose de l’ordre du réflexe quand elle cache les photos d’elle et Charlotte avant que Micha vienne chez elle : le mensonge comme habitude. Pour Micha, c’est un peu plus compliqué ; comme on l’a vu, il essaie de communiquer, et lui qui ne vit pas l’adultère depuis des mois est chamboulé par la situation. Lors de leur première soirée ensemble, il déclare à Mélodie qu’il n’a pas l’habitude de tromper Charlotte, c’est-à-dire que ce n’est jamais arrivé. On peut quand même noter que son cas de conscience n’a pas duré, pas plus qu’il ne l’a empêché d’agir, bien qu’il le mette en avant pour s’afficher comme différent des « autres mecs ».
Le mensonge créé une confusion des signes pour les personnages ; ainsi d’un jeu de regard de Charlotte au moment où elle chante une chanson d’amour dans un café où sont présents Micha et une Mélodie qui tente de se faire discrète. Pour qui sont les regards, le texte ? Mélodie s’enfuit à la fin de la chanson, comme effrayée d’avoir été percée à jour, que Micha ait saisi que le regard de Charlotte pouvait avoir une double destination. Confusion aussi quand Micha croit prendre soin d’une Charlotte malade, qui lui ment pour ne pas qu’il se rende compte de la présence de Mélodie dans l’appartement. L’absence de communication correcte liée aux situations d’adultères amène finalement tout le monde à avancer en équilibre précaire, dans un univers où on ne peut agir qu’en réaction (mensonges improvisés, se cacher, esquiver), et où, sans qu’on le sache, les signes ne sont plus fiables, ne laissant qu’une sensation de confusion sans possibilité de compréhension.
Mélodie, l’anti-licorne
J’en avais parlé dans mon premier article, la licorne est la figure de la femme bisexuelle qui vient compléter un couple hétérosexuel. Ici, bien que nous ayons cette configuration couple plus une troisième femme, la situation est différente. En effet, ce n’est pas le désir de l’entité couple de trouver une licorne qui amène à cette situation, mais le désir isolé de chacun des deux membres du couple pour Mélodie, et le désir de Mélodie en retour. Cela place donc celle-ci dans une position où elle a plus de pouvoir que d’habitude, puisque ce n’est pas 2+1, mais 1+1, fois trois. Quand ils sont avec Mélodie, Micha et Charlotte n’existent pas en tant que couple qui ferait jouer ses privilèges au détriment de la licorne (les situations d’adultères jouant beaucoup là-dedans, puisqu’il n’y a pas de risque qu’ils se positionnent en tant que couple par rapport à une situation qu’ils ignorent ; mais au-delà de ça, ils existent peu en tant que couple). Bien sûr, la place de Mélodie n’est pas parfaitement confortable pour autant, d’une part parce qu’elle est frustrée de la teneur de sa relation avec Charlotte, d’autre part parce qu’elle se tient au secret intégral la majeure partie de l’histoire, ce qui ne s’applique pas à la relation entre Micha et Charlotte, qui, ayant la relation originelle, ont au moins le privilège de la faire exister publiquement.
C’est Mélodie qui la première est démonstrative physiquement envers ses deux partenaires au même endroit, ce qui inverse également la logique : un couple moteur dans la recherche d’une troisième partenaire. Le temps est compté pour Mélodie : l’idée qu’elle va prochainement déménager pour raisons professionnelles la pousse sans doute a faire évoluer la situation, et le mensonge permanent semble commencer à lui peser (d’autant plus que dans son système le mensonge est lié à son travail, qui est le lieu où il faut mentir, et qu’elle vient d’avoir un problème avec un client juste avant son mouvement vers Micha et Charlotte). Elle agit cependant discrètement, comme si c’était quelque chose qui se passait sur le moment, et l’absence de clarification permet à Micha comme à Charlotte de croire que c’est spontané et non lié à une relation pré-existante de l’autre avec Mélodie. Ainsi les désirs sont révélés en permettant à chacun·e de garder la face.
Mais en vérité, ce n’est sans doute pas non plus une licorne qui cherche un couple. C’est surtout une femme attirée par deux personnes, qui, se trouve-t-il, sont en couple. Dans la dynamique de départ qui amène Mélodie à commencer sa relation avec Micha, il est selon moi important de penser à l’insatisfaction qu’elle vit dans sa relation avec Charlotte. Elle prétend vouloir avec Micha ce qu’elle voulait avec Charlotte (« juste venir t’embrasser, c’est pas très adulte ») dans une scène vaudevillesque où elle se trouve face à lui dans la rue après s’être éclipsée de leur appartement, et on pourrait l’interpréter comme étant représentatif de sa relation avec lui de manière plus générale. De plus, on se demande parfois si le couple n’aurait pas besoin de trouver sa fin sans que personne n’ose se l’avouer. Micha et Charlotte sont en couple depuis longtemps, mais leur complicité et leur intimité a l’air limitée. Les informations circulent mal : Micha s’offusque par exemple que Charlotte ne lui ai pas dit qu’elle allait être rémunérée pour chanter dans un bar. Micha doute d’ailleurs du bien fondé d’avoir acheté cette maison, et juste après s’être montré entreprenant avec Mélodie, il dit à Charlotte : « j’ai l’impression qu’elle nous porte malheur cette baraque » (ou comment se décharger de sa responsabilité…) . Ils se font pourtant des déclarations d’amour pendant le film, mais elles ne sont pas simultanées ; ils se croisent dans leur maison sans jamais aller dans la même direction, tout comme ils ne se regardent souvent pas en même temps : quand l’un rêve secrètement de l’attention de l’autre (car dans l’univers d’À trois on y va, demander semble interdit), l’autre est ailleurs. Ils le refusent dans leurs discours, mais une faille qui n’a pas de nom menace de les séparer. Au contraire, c’est souvent Mélodie qui semble faire lien entre eux, y compris visuellement : elle est au milieu lorsqu’ils commencent à faire l’amour tous les trois, au milieu aussi lors du serment à l’Église. En cela, le trio sort des représentations habituelles.
Une maïeutique du polyamour
La maïeutique, c’est le fait de poser des questions à une personne pour la faire accoucher d’une idée, un savoir au fond déjà présent mais qui devient désormais conscient et formulé. Si, en tant que spectatrice, je n’avais pas connu le principe de relation non-exclusives avant le visionnage, ce film m’aurait donné envie de l’inventer. C’est long, long, long pour un film qui dure moins d’une heure et demie, on attend que la bulle explose, que les personnages se révèlent ce qui se passe, mais rien. On n’en peut plus de se demander quand la situation va bouger, et seuls les moments vaudevillesques apportent du soulagement. Le film créé tellement de frustration, avec les trois personnages qui s’enfoncent dans leur situation en silence, qu’on ne peut que s’interroger à leur place sur ce qu’il conviendrait de faire, dans tous les moments de fuite et d’hésitations.
La spectactrice ira sans doute plus loin que Bonnel dans sa réflexion, car quand la situation finit enfin par se débloquer, ce n’est qu’une esquisse timide de ce que pourraient être ces trois-là ensemble : l’accouchement si pénible fait pourtant du concept un mort-né. En effet, si Bonnel nous montre une très belle scène où Micha et Charlotte embarquent Mélodie à un mariage où ils étaient tous les deux invités (sur demande de Mélodie, cela dit), exposant sans retenue leurs liens pendant la fête et sur la plage où ielles prennent un bain de minuit, c’est pour finir son film sur un goût de drame. Après moins de 48h à trois, Charlotte décide contre toute attente de s’exclure de cet amour, comme s’il appartenait à Micha et Mélodie et qu’elle même ne pouvait vraiment aimer (« cet amour vous êtes fait pour lui et il est fait pour vous »). Nous voici de retour à une image de couple, et à une hétérosexualité apparente, le film se clôt sur le visage de Micha et Mélodie, endormis sur la plage.
Le choix de Charlotte est au premier abord difficilement compréhensible – ne disait-elle pas au début du film « si au moins je me comprenais moi-même ? ». Même si on peut ergoter sur la psychologie du personnage cela m’est d’abord surtout apparu comme un choix du scénariste-réalisateur de ne pas soutenir l’idée du polyamour sous forme de trouple, qui semblait émerger naturellement de l’histoire qu’il avait décidé de nous montrer. Mais peut-être que Charlotte ne voulait pas tant un trouple que deux couples, ou du moins deux histoires séparées, et que c’est l’impossibilité à dire, à communiquer, qui les a mené là tous les trois, un peu par défaut, et que l’euphorie initiale passée, il y a quelque chose qui ne peut pas coller à ses aspirations. En fait, personne n’a souhaité de près ou de loin ce trio. C’est Micha qui est le plus clairement polyamoureux, puisqu’il affirme à Mélodie à la fois un engagement amoureux envers elle et son amour pour Charlotte, mais rien ne dit qu’une relation à trois l’enthousiasmerait réellement. Mélodie voudrait une relation engagée avec Charlotte et on ne sait au final pas bien ce qu’elle ressent pour Micha. Quand à Charlotte, on sait qu’elle voudrait rester avec Micha (elle dit qu’elle ne peut pas le quitter plus tôt dans le film, même si elle est « loin de lui ») et avec Mélodie mais sans détails sur ce que serait pour elle la configuration idéale. Lorsque Charlotte s’enfuit, laissant ces deux amours endormies, on l’entend délivrer un message éclairant en voix off : « moi qui n’ai jamais su être en entier à quelqu’un, j’ai rêvé que je vous offrais l’un à l’autre ». Pour moi, cette phrase pose Charlotte comme un personnage polyamoureux qui n’a pas compris le concept, faute d’un accès à une information qui aurait pu nourrir sa réflexion. Dans sa pensée, on voit à la fois le retour d’une logique de propriété et la présence d’une honte d’elle-même parce qu’elle aime plusieurs personnes à la fois, le contraire d’ « être en entier à quelqu’un », mythe par essence de l’amour romantique toxique. Ce n’est pas si étonnant, puisque pour les personnages, il y a eu un enchaînement d’événements qui n’a pas permis l’évolution de leur pensée. Ainsi, sans assises politique, le polyamour reste un rêve impossible. On peut peut-être retenir d’À trois on y va que trois personnes qui se désirent et s’aiment, ça ne suffit pas à faire une relation à trois, qu’il serait sans doute dangereux de voir le trouple comme la solution par défaut, sans prendre en compte les aspirations de chacun·e, et qu’une opportunité au polyamour ne suffit pas pour défaire les croyances monogames implantées par la société. De quoi donner envie de militer.