Présenté à Cannes en 2016, Apnée est composé de scénettes qui ont en commun d’avoir comme protagonistes Maxence le barbu à lunettes, Thomas aux cheveux longs et Céline la blonde désabusée (il s’agit des prénoms des acteurs, conservé pour les personnages). Le film de Jean-Christophe Meurisse, succession de petits sketchs dans différents décors, est marqué par l’origine théâtrale du réalisateur et des acteurs (la troupe des Chiens de Navarre), qui se sent aussi bien dans la construction que dans les dialogues, improvisés pendant le tournage. Une sorte de Valseuses contemporain sorti des planches. Apnée ne m’a pas particulièrement enthousiasmée au visionnage, passés les débuts : je l’ai trouvé longuet. Pourtant, il me semble qu’il offre une représentation intéressante des relations non-monogames et de leur rapport à la normalité. Finalement, pendant l’écriture de cet article et après un deuxième visionnage, le film m’est devenu de plus en plus sympathique.
NB : je spoile toujours grave, donc si ça t’embête, passe ton chemin, ou vas-voir le film et puis reviens.
Apnée, ou comment respirer quand on est queer
Le film s’ouvre sur une scène à la mairie, avec les trois personnages qui viennent se marier, tous en robes blanches. Le maire leur explique que “c’est pas possible, pas encore […] on peut pas se marier avec soi-même, par exemple” (reprenant des arguments absurdes trop entendus de la part de la manif pour tous). Céline, Thomas et Maxence sont en colère : « moi je veux de l’officiel, moi je veux liberté, fraternité égalité, d’ailleurs ça marche par trois la république ! » Ils voudraient être normaux. Céline, surtout. Elle l’exprime à de nombreuses reprises. Alors qu’ils prennent un bain dans un magasin qui donne sur la rue, elle déclare : “je veux être Madame tout le monde !”. Max et Thomas, dans le déni, lui répliquent “mais on est comme tout le monde ! Personne ne nous regarde”, alors qu’ielles sont nu·e·s derrière une vitrine, ce qui ne va pas sans étonner certain·e·s passant·e·s. Ensemble, quoiqu’il fasse, ielles ne pourront pas passer inaperçus.
Pour rentrer dans le régime de la normalité, ielles tentent de passer différentes étapes de validation, les attentes classiques de la société envers un couple : se marier, emménager ensemble, trouver un boulot et construire des projets, faire une demande de prêt, penser aux enfants… Mais voilà, ils ne sont pas un couple, et pour eux, exister dans cette société là est une impossibilité. À la fois individuellement inadaptés (Thomas, par exemple, qui verse une larme tout en acquiesçant alors qu’il pense non, incapable de parler, devant son formateur : « vous n’êtes pas marié, vous n’avez pas d’enfants, vous n’en voulez pas. Donc, vous êtes avide de travail, par exemple ») et collectivement. Leur trouple est queer, hors-norme, et il n’y a pas de place pour eux dans cette ville. Ce n’est bien sûr pas ce que se disent les personnages, qui ne vivent pas leurs identités comme politique, mais qui le sont malgré elleux. « Le queer, c’est ce qui est anormal, étrange, dangereux. Le queer implique notre sexualité et notre genre, mais il va bien au-delà. Il incarne notre désir et nos fantasmes, et bien plus encore. Le queer est la cohésion de tout ce qui est en conflit avec le monde hétérosexuel capitaliste. Le queer est un rejet total du régime de la Normalité » ¹. Ce n’est d’ailleurs pas tant les personnages qui sont étranges que le monde qui les entoure qui est absurde, et qu’ielles mettent en lumière par des remises en cause naïves pendant la phase où ielles tentent d’intégrer ce monde capitaliste, sans succès – c’est particulièrement flagrant dans la scène où ielles visitent un appartement trop petit et trop cher. Ielles croient en fait aux promesses du monde capitaliste comme un enfant au Père Noël : « On vous donne nos rêves, et vous vous en faites quoi, vous les mettez dans des petites cases ! « , hurle Céline à son banquier. Alors, devant cet horizon urbain irrespirable, ils vont prendre l’air du large et voir ailleurs si la vie y est. Devenir-queer.
À la dérive du vieux monde
Céline, Max et Thomas donnent le frisson à cette société bourgeoise : squatteurs, on les imagine presque voleurs d’enfants quand ils se proposent comme parents d’une petite fille qui joue dans un square, avec une certaine méchanceté de la part de Céline. « Ça te dérange pas d’avoir deux parents PD ? », demande Thomas à l’enfant. « Vous voulez séparer les familles ? » interroge-t-on à la banque quand ielles présentent leur projet de parc d’attraction. Cette question de la famille est un des thèmes les plus récurrents du film, et réalisateur comme acteurs réagissent en creux aux discours nauséabonds de la manif pour tous, en le tournant en dérision à de multiples reprises. Le refus de prêt de la part du banquier marque un coup d’arrêt dans leur quête de la normalité. Ce tournant se traduit métaphoriquement par la vision brève d’un enfant qui danse devant une voiture en flammes. Si on a l’air dangereux, soyons-le pour de vrai, semble se dire le trio. Devenons des queerorists. La tentation de la criminalité est là, prendre de force ce que le monde ne veut pas vous donner. Tous les trois tentent de braquer une banque mais, il n’y a toujours rien pour eux (« on a pas de liquide ici »). Il est temps de prendre vraiment la route. Ils n’ont pas pu se marier, ne pourraient sans doute pas adopter, alors, à la place, ils vont tenter de renverser la situation et se faire adopter par un vieux couple dont la maison se trouve sur leur route. Ielles débarquent, prétendent être leurs enfants, ravivent des souvenirs imaginaires, et tout le monde se prend au jeu, créatif et moqueur : « on voulait une famille, un papa, une maman, des enfants quoi ». Jouer à la famille tradi ne les intéresse qu’un temps : le voyage continue.
Ielles finissent par le trouver, leur trou dans le grillage de la prison, dans un village abandonné en bord de mer – il ne reste que le curé et le postier, le maire leur donne les clés. Les institutions ont failli, le curé misanthrope leur confesse : « moi j’ai échoué, je n’ai pas d’amour moi ». Dans ce village, on sort vraiment du régime de la normalité, et tout devient terriblement bizarre. Queer as fuck, les y voilà. On est aussi hors du système capitaliste, le village leur est donné avec beaucoup de simplicité. À chacun·e selon ses besoins. Tout ce qu’ielles n’ont pas pu faire dans le vieux monde leur est désormais accessible : un lieu à habiter, la liberté d’aimer, de créer. Ielles vont faire les courses comme des enfants dans un supermarché abandonné et y croisent une autruche, preuve de plus qu’ici, c’est le bizarre qui règne. Et surtout, ielles vont enfin pouvoir se marier, en pantalon cette fois, dans une fête folle et décalée, mixte à de nombreux points de vue, où on danse, se bat, et colle des gens au plafond.
Quel polyamour pour ce trouple queer ?
Leur trouple est composé de deux hommes et d’une femme, ce qui, comme je l’ai relevé dans les articles précédents, est bien plus rare que l’inverse dans les représentations du polyamour. Leur trouple n’est pas non plus marqué par l’hétérosexualité, avec une Céline qui serait centrale. Il s’agit véritablement d’un trouple, 1+1+1. Chacun des trois a une relation à part avec les deux autres. Ce sont des individus qui ont choisi d’être ensemble, mais il n’y a pas de pression dans l’idée de tout faire à trois. Ce n’est pas un trouple social. On constate dans la deuxième partie du film que ce n’est pas un trouple exclusif non plus, quand Céline se rapproche du curé, ou quand Max et Thomas flirtent avec le facteur bear, dans une scène où ils le peignent et le déshabillent.
Leurs rôles au sein du trouple sont très peu genrés, et la seule fois où une attente envers Céline en tant que femme est mentionnée, elle est caricaturale (un classique make me a sandwich), et Céline la rejette. Si la scène de patin à glace qui suit la séquence d’ouverture, marque bien une différence entre elle (patins blancs, masque bleu) et eux (patins noirs, masques rouge et jaune), il me semble que dans l’harmonie qui se dégage de cette danse sur glace, cela s’efface. Corps nus, masques de la lucha libre, ce passage n’est pas codé comme sexuel. Il me semble plutôt servir de métaphore de la relation entre ces trois-là : fluide, non genrée, librement consentie à chaque instant.
Dans les diverses interviews que j’ai pu lire, j’ai trouvé peu de discours de la part de Meurisse sur le fait d’avoir mis en scène un trouple – ce n’est pas le cœur de son sujet, ils les a choisi, c’est tout. Cependant, dans une interview accordée à Tetu, il dit tout de même, et c’est très fort : « J’espère qu’on pourra un jour se marier à trois. À quatre. À cinq. Toute forme d’amour doit être reconnue, point. C’est une totale régression de voir ces porcs [de la Manif pour tous] défiler. Il y a un arrière plan très politique dans mon film, au-delà du rire. »² Mais même le mariage, une fois qu’il a eu lieu, fini par être critiqué aussi en tant qu’institution, avec les différentes attentes qu’il implique. Les personnage s’en moquent pendant leur voyage de noce en barque. Leur déconstruction des règles du vieux monde n’est pas prête de s’arrêter, et ielles sont maintenant capables d’assumer leur différence. Le film se clôt sur les trois, cramés de la tête au pied, qui remontent une foule à contre-courant, avec les passant·e·s qui se retournent sur elleux. On ne sera pas normaux, et c’est tant mieux.
« Si nous voulons un monde sans retenue, nous devons réduire ce monde en poussière. Il nous faut vivre au-delà de toute mesure, aimer et désirer ravageusement. » « En bref, ce monde ne nous a jamais suffi. On lui dit « on veut tout, connard, essaie donc de nous arrêter ! » ¹
1 Vers la plus queer des insurrections, Fray Baroque et Tegan Eanelli, Libertalia
2 http://tetu.com/2016/10/19/chiens-de-navarre-apnee/