Expérimenter le polyamour pour une journée : Le lierre et la vigne

trois personnes de dos prises en photo à travers une fenêtre

Le lierre et la vigne : Retour à Intimatopia est un jeu de rôle grandeur nature (ou GN) conçu par Lille Clairence et organisé au sein de l’association eXpérience. Qu’est-ce qu’un jeu de rôle grandeur nature ? Je vais en donner la définition minimale que propose la fédération française de jeux de rôle grandeur nature : « rencontre entre des personnes, qui à travers le jeu de personnages, interagissent physiquement, dans un monde fictif ».

Le lierre et la vigne est un GN contemporain qui dure une journée, du lever au coucher (c’est le temps durant lequel on incarne nos personnages), est précédé d’ateliers préparatoires au jeu la veille au soir (pour se mettre en confiance, clarifier l’univers fictif partagé, négocier nos limites…), et est un jeu pour dix-huit personnages. Si j’en parle ici, c’est bien entendu parce que c’est un jeu dans lequel le polyamour a une place prépondérante. J’ai joué ce jeu en novembre, il a été depuis retravaillé, rejoué deux fois, et une version longue est en préparation. Pour écrire cet article, je m’appuie à la fois sur mon expérience personnelle en tant que joueuse et sur les documents de jeu fournis par l’organisateur (des textes qui parlent des personnages et donnent des éléments pour les jouer, c’est-à-dire ce qu’on appelle habituellement des fiches de personnages, et qui sur ce jeu sont accessibles à tou·te·s en amont).

Représenter la diversité des relations non-exclusives

câlin polyamoureux vu de dos
Crédits photo : Saki

Le polyamour et, plus largement, les relations non-monogames consensuelles, sont une des thématiques principales du jeu (la seconde étant l’art). Le GN est un loisir de niche dans lequel ce thème n’est pas commun, et encore moins en tant que thème majeur. On est donc clairement pas face à une œuvre mainstream, ce n’est rien de le dire. C’est du travail bénévole, et si l’auteur amène ce thème, c’est parce que ça le touche : il est concerné et informé sur le sujet. D’où, tadam, des représentations variées, qui se retrouvent dans l’écriture des personnages et donc dans les situations de jeu proposées.

On a ainsi, sur les dix-huit personnages : deux relations avec une personne au “centre” (une établie de longue date, une autre récente avec un personnage asexuel), un trouple polyfidèle avec l’enjeu d’intégrer potentiellement une personne en plus, deux personnages très libres qui ont entre eux une relation du type plan cul affectif mais sans être amoureux, un couple marié monogame, un autre couple monogame de fait mais libre en théorie, deux autres personnages célibataires qui ont des possibilités de développement de relations avec certains autres évoqués ci-dessus. Je n’ai jamais vu ailleurs une œuvre de fiction qui regroupe tant de configurations (poly)amoureuses différentes, même si ce n’est bien sûr pas exhaustif. Cela donne à explorer largement la question, et permet de sortir de la réduction du polyamour au modèle « un couple qui intègre une troisième personne pour tendre ensuite vers le trouple », qui est en général représenté (gloire et misère du plan à trois). Pour les personnes qui viendraient jouer sans être familiarisées avec la question, le jeu n’affirme donc pas ce qu’est le polyamour mais propose une ouverture. Un atelier en petit groupe est d’ailleurs prévu à cet égard, pour réfléchir à ce que veut dire le polyamour pour les personnages qu’on s’apprête à jouer. Une façon supplémentaire de renforcer la vision de l’auteur : c’est à toi de construire les modalités de tes relations polyamoureuses, tout le monde n’y met pas la même chose.

Dégenrer pour éviter les clichés

poneys colorés en groupe

Les personnages ont été écrits avec un genre précis, et il peut être intéressant de s’y attarder et de se demander ce que cela peut refléter des représentations de l’auteur. Ainsi, les deux trios polyamoureux avec une personne au centre sont conçus sur le même modèle : un couple marié plus une amante de l’homme du couple. Il y a bien sûr des enjeux différents entre ces deux trios, mais il est notable que ce soit ce modèle, avec l’homme au centre, que l’on retrouve deux fois. Il y a un tiers des personnages qui font partie d’un couple marié dans le lierre et la vigne, ce qui correspond sans doute à l’idée implicite de ce qu’est un couple stable pour l’auteur, qui est lui même marié. Le trouple polyamoureux est également composé d’un homme et de deux femmes, faisant écho aux structures citées ci-dessus (qui sont les plus susceptibles d’être représentées dans la fiction), et la quatrième personne qu’il est question d’intégrer est un homme. Le couple monogame est un couple gay, ce qu’on peut lire comme allant à l’encontre des stéréotypes sur la sexualité gay, le couple monogame de fait est un couple hétéro. La relation de type plan cul est hétérosexuelle. Dans les histoires potentielles qui sont encouragées par l’écriture à se développer, il y a une relation hétéro avec une femme asexuelle, et une relation entre femmes. Tel quel, on peut voir l’implicite du couple et de l’hétérosexualité qui reste le modèle prédominant dans l’oeuvre.

Cependant, ce qui est intéressant, c’est que chacun·e pourra décider de jouer son personnage du genre de son choix et en utilisant le pronom de son choix (les ateliers permettent de signifier ça au reste du groupe), peu importe ce que l’auteur a écrit. Lille prend bien soin de le préciser quand il demande aux gens d’exprimer leurs souhaits de personnages. J’imagine que cette liberté est tout de même relative, les choix étant certainement influencés en partie par le genre dans lequel le personnage est écrit, qui impacte à la fois la perception des personnages et les possibilité de projections en elleux. Ce serait intéressant de comparer, sur plusieurs sessions, les choix de personnages en fonction du genre des participant·e·s. Quoiqu’il en soit, ce dispositif permet d’aller au-delà des préconceptions de l’auteur qui ont pu se glisser dans l’écriture, en dépit de la grande ouverture dont il fait preuve. Lors de la session que j’ai jouée, il y avait une grande fluidité dans le genre de plusieurs personnages, pour plusieurs raisons : la fluidité des participant·e·s, la superposition entre l’idée du personnage écrit et le personnage vivant, en particulier quand un personnage écrit dans un certain genre était joué par une personne d’un autre genre. Ça n’a pas semblé poser problème en jeu, c’était intéressant à observer.

Créer de l’empathie envers la communauté polyamoureuse

sieste polyamoureuse plaid blanc plaid noir
Deux personnages du Lierre et la Vigne en pleine sieste.

Une des potentialités du jeu de rôle grandeur nature comme médium, c’est de créer de l’empathie pour des histoires, des situations qui ne sont pas les nôtres, en nous projetant momentanément dans d’autres vies (« anthropologie empathique », dirait l’auteur du lierre et la vigne). En cela, ce jeu est intéressant pour la communauté polyamoureuse : il donne à expérimenter ce qui n’est bien souvent que de l’ordre de la projection fantasmée (négativement ou positivement). C’est aussi une expérience qui passe par le corps, et apporte donc une forme de réflexion différente que ce que des articles sur la question pourraient susciter. Le lierre et la vigne pose des questions plus qu’il ne véhicule un message monolithique. Il n’en est que plus politique. Parmi les personnes qui se sont inscrites sur ce jeu, certaines étaient déjà sensibilisées à la question, dans des relations non-monogames, et d’autres non, et cela a pu être l’occasion d’une réflexion sur leurs modalités de couple. Qu’il s’agisse d’ouvrir ou non : le faire en conscience.

De plus, l’instruction donnée par Lille quant au ton du jeu est d’en faire un moment « feel-good », dont on ressort chargé d’émotions positives. Cela ne veux pas dire jouer quelque chose de lisse, sans enjeux, sans tensions, mais ne pas aller chercher le conflit pour construire du jeu. S’appuyer sur la joie et toute la gamme des petits bonheurs, prendre le temps de vivre, de créer, d’aimer. En matière de représentation du polyamour, voilà qui permet de s’éloigner un peu de l’équation polyamour = multiplication du drama, des crises de jalousie et autres difficultés en tout genre. Ça fait du bien, au-delà du temps de jeu.

deux personnes rient, une à une guitare

« Certains musiciens parviennent à jouer en dansant : peut-être est-ce ça, le polyamour. L’apprentissage de l’harmonie dans des mouvements qui par nature sont différents – le voltigement précis des doigts et le bondissement calculé des pieds. » ¹

1. Extrait de la conférence gesticulée sur le polyamour, écrite par Axiel Cazeneuve pour le personnage de Mark et influencée par la fiche de personnage écrite par Lille Clairence, Le Lierre et la vigne deuxième session.

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