You Me Her : les polyamateurs

Vignettes photomaton du trouple de you me her

You Me Her (Toi, moi et elle en français), dont la première saison a été diffusée en 2016 de l’autre côté de l’Atlantique et est maintenant disponible sur Netflix, est présentée par son créateur John Scott Shepherd comme la première série qui parle de polyamour : on a jamais vu ça, on ne peut pas passer à côté. Voyons-voir comment John en parle, du polyamour (je vais rentrer dans les détails, si tu as un problème avec le spoil, ne lis pas la suite !) .

Le pitch : découverte accidentelle du polyamour

Les Trakarsky, parfait petit couple bourgeois approchant la quarantaine, ne baisent plus beaucoup, mais voudraient avoir un enfant. Sur conseil du frère de Jack, celui-ci engage Izzy, une jeune étudiante en psycho qui est aussi escort, pour “rebooster sa libido”. L’entrevue laisse Jack troublé : il ressent quelque chose pour elle et elle-même ne semblait pas indifférente…Ce qui commence comme une histoire d’infidélité va très vite prendre un autre tour car Jack en parle à sa compagne Emma dès le lendemain. Celle-ci décide de contacter Izzy de son côté. Là aussi, boum, attirance réciproque (mais on peut jeter la vérification du consentement avec l’eau du bain). Entre ces trois-là, c’est le début d’une histoire d’amour chaotique.

Couple cherche licorne sans engagement, payable en trois fois sans frais

Quand on parle de licorne dans le cadre de relations non-exclusives, il faut entendre une personne bisexuelle (qui s’avère souvent être une femme, mais on y viendra tout à l’heure) qui va “compléter” un couple (en général hétérosexuel). Izzy, dans cette histoire, c’est la licorne. Si la licorne est un animal rare en voie de disparition, dont certain·e·s pensent même qu’il n’existe pas, c’est parce qu’en général, la licorne est un animal maltraité, et Izzy ne fait pas exception.

Penchons-nous une seconde sur le titre. You Me Her. Trois pronoms pour trois protagonistes. “Her” ne peut pas être Jack et il est clair que “you” et “me” font référence au couple. Her, elle, c’est Izzy, la pièce rapportée. L’utilisation du pronom instaure la distance et est révélatrice du schéma qui nous sera présenté dans la série : 2+1. Une relation primaire au centre.

Izzy la licorne de You Me Her
Izzy de You Me Her

Ce qui me semble particulièrement révélateur des rapports de pouvoir inégalitaires dans la relation, c’est le fait qu’Izzy soit escort. Cela exemplifie les problèmes qui peuvent exister autour de l’archétype de la licorne. Après leurs premières entrevues respectives, quand Izzy débarque chez Emma et Jack, que tous passent une bonne soirée et ont l’air d’accord pour continuer de se voir, Emma, prise de panique devant ce qu’elle ressent, remet l’argent sur le tapis comme une façon de montrer à Izzy quelle est sa place (Izzy feint que c’est bien ce qui était prévu mais quitte presque immédiatement les lieux). Ils décident d’un contrat d’un mois et lui font une avance par chèque. Placer cette relation dans le champ des échanges économico-sexuels, c’est une façon d’éviter de s’engager émotionnellement, en la considérant avant tout comme un objet dont eux, en tant qu’entité couple, vont faire usage. Puisqu’ils sont dans une relation de service (sexuel et émotionnel), puisqu’ils sont clients, cela les soulage donc de la nécessité d’avoir de la considération pour ce que ressent Izzy. Le personnage est pourtant présenté comme une jeune femme paumée avec une forte consommation de psychotropes (alcool et weed) et cela rend à mon sens l’abus d’autant plus flagrant (mais il est vrai qu’Emma et Jack semblent être également alcooliques, ça ne leur paraît peut-être pas choquant). Tout au long de la saison, l’argent est un levier à disposition d’Emma et Jack pour mettre Izzy à distance et protéger leur couple. Au fil des épisodes, on nous montre des allers-retours entre relation tarifée et relation non tarifée. Lors d’une soirée chez eux, Izzy arrive et déchire le chèque devant eux en leur disant que maintenant, c’est une vraie relation ou rien. Elle a bien compris l’enjeu et l’arnaque que ça constitue pour elle. Ils acceptent momentanément mais pour mieux y revenir plus tard quand ils se sentiront à nouveau en danger. Eux peuvent se soutenir mutuellement. Il n’est jamais question de rupture ou de remise en question de leur couple. Izzy, elle, doit faire face à ses tourments sentimentaux seule, même si Nina, sa colocataire et amie, est là pour l’épauler. Izzy finit d’ailleurs par penser que c’est elle, le problème, plutôt que la situation inégalitaire dans laquelle elle se retrouve : elle décide de retourner chez sa mère pour régler les problèmes qu’elle a avec elle, persuadée que les difficultés qu’elle rencontre avec Jack et Emma sont le symptôme d’un problème plus profond chez elle. Vous avez dit toxique ?

Le trouple à deux femmes, version acceptable du polyamour

Jack à gauche, Izzy au milieu regarde Emma sur sa droite

Il s’agit de la représentation qui met le moins en danger les normes sociales. D’une part, le couple solide reste le point de départ, l’unité familiale minimale. D’autre part, deux femmes et un homme est la combinaison la plus acceptable : pas de risque de remettre en cause la virilité du personnage masculin avec des soupçons d’homosexualité. Deux femmes et un homme, voilà qui est valorisant pour l’homme (devinez qui est au milieu sur l’immense majorité des images de promotion), tandis que les relations entre femmes restent encore largement présentées comme un eye candy, même dans de respectables productions cinématographiques (je pense ici très fort à un certain baiser dans le surévalué Birdman), quelque chose qui excite les hommes et où ils peuvent, après tout, trouver leur place (car qu’est-ce que du sexe sans bite, je vous le demande). Cependant, là où la série se montre plus solide que ce que je pensais, c’est dans la représentation de la relation entre Emma et Izzy. Il ne s’agit pas pour elles de simplement s’embrasser lors de plans à trois, on nous montre une véritable attirance entre elles. Les deux sont bisexuelles et on nous apprend en même temps que Jack, qui ne le vit d’ailleurs pas très bien, qu’Emma a vécu plusieurs histoires avec des femmes dans sa jeunesse. Il est d’ailleurs notable qu’au départ, chacun doit voir Izzy séparément sans que la notion de trouple soit présente ou même envisagée. Ce n’est que plus tard qu’il va s’agir des trois ensemble. Emma se bat d’ailleurs avec Jack pour être la première à sortir avec Izzy et elle prend clairement énormément de plaisir à cette soirée. Il y a une certaine égalité de traitement dans les relations Jack-Izzy et Emma-Izzy. Izzy n’est pas attirée plus par l’un que par l’autre, bref, elle n’est pas bicurieuse, mais bel et bien bisexuelle.

La polyphobie, rappel à l’ordre sexuel

Vous connaissez l’expression “le clou qui dépasse appelle le marteau” ? C’est exactement ce que tentent de faire tous les proches d’Emma et Jack dès qu’ils ont vent de la situation. Le frère de Jack devient violent, met une baffe à son frère en lui disant qu’il fait n’importe quoi (laisser sa femme sortir avec une autre femme, franchement ?). La meilleure amie d’Emma, qui est aussi une voisine, l’écoute d’abord d’une façon qui peut sembler empathique, mais très vite, quand des sentiments sont clairement impliqués, elle tente de forcer Emma à appeler Izzy pour la quitter. Emma s’enfuit en courant. Plus tard, elle lui fera une scène en lui disant qu’il est hors de question qu’il se passe des choses pareilles dans le quartier où elle élève ses enfants. S’il ne s’agissait que de sexe (tarifé), passe encore ! Mais accueillir une troisième personne au sein d’un couple, quelle folie ! C’est d’ailleurs un véritable vent de panique qui souffle sur le voisinage (à un point tel que la situation en devient absurde). Une véritable surveillance se met en place : Emma et Jack sont désormais suspects et tout le monde se sent responsable du retour à l’ordre sexuel dans le quartier. La polyphobie à laquelle ils font face peut sembler exagérée, mais me semble toutefois représentative de la réalité, pour avoir eu des anecdotes de réactions très violentes dans mon entourage.

Jack se tient la tête dans la main, Izzy le regarde

Screw your status

La polyphobie véhiculée par leur entourage est intégrée par le couple, Emma et Jack reprenant facilement leurs mots, ce “bon sens social”, pour les recracher à Izzy. “On a des choses à perdre”, s’exclame Emma. Comme si Izzy, elle, n’avait rien. Renvoyée une fois de plus à un statut d’infériorité. Quand tu es jeune, peu assurée malgré les apparences, et escort par-dessus le marché, on ne te prend pas en compte. Mais paradoxalement, cela lui donne de la liberté. Les deux autres, englués dans la peur de perdre leur statut de couple bourgeois en pleine ascension sociale dans une banlieue chic, se prennent de plein fouet la critique sociale. On ne se déconstruit pas en une semaine, et s’ils se comportent très égoïstement à plusieurs reprises avec Izzy, on peut reconnaître à ces personnages que, dans la temporalité de la série, tout va beaucoup trop vite pour prendre du recul. De plus, ils sont l’objet d’un chantage de la part de la fille de leur voisine d’en face, qui peut peser sur leurs avenirs professionnels à tous deux. Lâcher ce qu’on construit depuis des années, surtout quand on a fait de son statut social un enjeu aussi fort, ce n’est certainement pas facile. Tout cela se débloque lors de l’épisode final où Jack prend la voie libératrice de refuser la position de Doyen qu’il briguait et qui constituait un moyen de pression possible sur lui. Il démissionne par la même occasion de son poste actuel, et part retrouver Emma qui sait bien quel est l’enjeu : Izzy, avec qui ils vont tenter de recoller les morceaux, maintenant qu’ils ont vécu un processus de déconstruction et de renoncement social en accéléré.

le trouple de You Me Her

Andy, Nina, Izzy : le trio parallèle

Avant de conclure, je voulais ajouter quelques mots sur les autres représentations de relations non exclusives qui nous sont montrées dans la série. Au départ, Izzy a dans son viseur Andy, autour de qui elle tourne depuis des mois, et réciproquement. Izzy est sincèrement attirée par Andy, mais pas suffisamment pour réussir à se rendre disponible pour lui, et elle ne cesse de le planter de façon peu élégante. Après la fois de trop, Andy vient chercher du réconfort auprès de sa coloc’ Nina, armé d’une bouteille de vodka (décidément, l’alcoolisme est le trait commun de tous les personnages). Ils couchent ensemble. Nina en parle dès le le lendemain à Izzy, qui, énervée, lui reproche d’avoir brisé la règle de la coloc entre filles (aka on ne baise pas la target de son amie). Elle se bagarrent pour éliminer la tension, mais assez amicalement malgré tout, et cela ne cause pas de rupture amicale ou de drama à long terme entre elles comme on peut avoir l’habitude d’en voir. Au fond, ce n’est pas très grave et Izzy sait bien que vu le manque de considération dont elle a fait preuve envers Andy jusque là, ce serait mal venu d’en faire des tonnes. J’ai trouvé ça intéressant du sortir du cliché de la trahison entre filles et de dédramatiser le truc. On sent bien que la question de la possession n’est pas en enjeu ici. La relation Izzy-Nina passe avant. D’ailleurs, sans vouloir poser une étiquette, j’y ai perçu un peu plus qu’une “simple amitié” : il y a une véritable tendresse entre elles, y compris physique (elles s’endorment enlacées), un soutien fort de la part de Nina, et une détresse réelle quand Izzy décide de quitter la coloc’ pour retourner chez sa mère.

Nina et Izzy sont sur le canapé de la coloc, Izzy contre Nina
Nina console Izzy.

Si You Me Her représente la forme de polyamour la plus socialement acceptable, la série évite cependant astucieusement de sombrer dans le cliché. De plus, elle met en lumière la problématique des relations asymétriques quand on pense en terme de relation primaire et secondaire. La diffusion de la saison 2 ayant commencé il y a peu aux États-Unis, je suis curieuse de voir comment le sujet sera traité, les premiers enjeux de statut étant réglés. J’aimerais voir abordée la gestion du quotidien, puisque la fin de la saison 1 laisse penser qu’ils vont s’installer ensemble.

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